Topologie différentielle

Topologie différentielle

Patrick Massot

La topologie différentielle est l'étude des propriétés globales d'espaces localement modelés sur en s'appuyant sur le calcul différentiel. Parmi les premiers résultats de cette théorie, le plus célèbre est probablement le théorème de la boule chevelue de Brouwer: il est est impossible de peigner continûment une sphère de dimension deux sans faire d'épi.

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La sphère de dimension deux est localement constituée de morceaux de plans déformés. Depuis Riemann, on dit qu'il s'agit d'une variété. Il est bien sûr possible de peigner un plan sans épi donc le théorème de la boule chevelue n'est pas un résultat local. De plus il n'a rien à voir avec la géométrie de la sphère, on peut déformer la sphère sans changer la conclusion : un ballon de rugby n'est pas plus peignable qu'un ballon de football. Par contre il est facile de peigner une bouée. Pour achever de se convaincre de la subtilité de ce théorème, il est instructif de chercher à peigner une boule en ne faisant qu'un seul épi et non deux comme lors de la plupart des premières tentatives.

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c Bernhard Riemann
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d Luitzen Brouwer

En termes un peu plus précis, le théorème affirme qu'il n'y a pas de champ de vecteurs (continu) sur la sphère partout tangent à la sphère et qui ne s'annule pas. Une façon de démontrer ce théorème consiste à considérer un chemin de champs de vecteurs entre un modèle qui s'annule aux pôles et un hypothétique champ ne s'annulant nulle part. Le point crucial est que, quitte à perturber très légèrement ce chemin, on peut supposer que l'ensemble des paires dans telles que est une courbe compacte orientée qui rentre dans le long de aux pôles. Cette courbe est réunion de cercles (déformés) et d'arcs allant du bord au bord. Les arcs qui rentrent n'ont nulle part où sortir car ne s'annule nulle part et on obtient une contradiction.

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e Hassler Whitney
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f René Thom

Pour faire fonctionner cette stratégie, il est crucial de commencer par approcher par un champ de vecteurs lisse et d'utiliser un chemin lisse. C'est ce qui permet la perturbation évoquée plus haut. Cela fournit la première explication du mot « différentielle » dans le titre. La technologie fournissant la perturbation, due à Whitney et Thom, sera développée au chapitre 4, sommet de la première partie de ce cours.

Pour aborder une autre façon dont le calcul différentiel permet d'explorer la forme globale d'un espace, il est utile de contempler la cascade d'Escher.

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g La cascade d’Escher
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h Georges de Rham

Dans cette image, l'eau s'écoule vers le bas. D'un point de vue mathématique, ont dit qu'elle suit le champ de vecteurs de gradient de la fonction altitude, vu comme partant de la projection du cours d'eau sur un plan et à valeur dans . Le problème est qu'il n'y a pas de fonction d'altitude permettant d'expliquer ce dessin. En tout point du cours d'eau, il n'y a pas d'obstruction locale à l'existence d'une telle fonction. Le problème ne se manifeste que lorsqu'on fait tout le tour en essayant de suivre la fonction d'altitude. On remarque aussi qu'il semble difficile d'étendre le dessin au milieu sans faire apparaître de problème local. Il est crucial que la source de la fonction impossible soit un cercle épaissi et déformé.

L'existence d'un champ de vecteurs qui est localement mais pas globalement le gradient d'une fonction est donc une trace de la forme globale de l'espace dans le monde du calcul différentiel. C'est le début de la cohomologie de de Rham étudiée dans la seconde partie du cours. Une différence cruciale avec les méthodes évoquées pour démontrer le théorème de la boule chevelue est qu'on peut additionner des champs de vecteurs qui sont localement gradient d'une fonction (ou, plus généralement, des formes différentielles fermées) et quotienter par le sous-espace de ceux qui le sont globalement. On obtient ainsi des espaces vectoriels et pas seulement des nombres. De plus, toute application entre variétés induit une application linéaire entre ces espaces de cohomologie de de Rham, de façon compatible avec la composition : on parle de théorie fonctorielle. Voici un exemple de résultat concret accessible grâce à la fonctorialité de la cohomologie de de Rham. On considère un bras robotique doté de articulations le long desquelles il peut tourner, soit complètement soit dans un intervalle de directions. La configuration du bras est donc un point de (en fait n'importe quel espace de configuration localement homéomorphe à donnerait la même conclusion à cette discussion). La direction du dernier segment du bras vit dans une sphère . On a donc une application continue donnant la direction en fonction de l'état des articulations. Sauf en cas de conception stupide du bras, cette application est surjective. L'application admet donc un inverse à droite : .

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Figure 1 Une application surjective de dans

La question subtile est l'existence d'un inverse à droite continu : peut-on continûment choisir pour chaque direction une configuration des articulations ? La réponse est non car l'application se factorise via le groupe dont la cohomologie de de Rham en degré deux est nulle alors que celle de n'est pas nulle. Ce résultat est un raffinement du théorème de la boule chevelue, comme l'indique l'exercice du chapitre 8 discutant cet exemple robotique.


Voici maintenant quelques commentaires sur ce cours et suggestions de lectures. La spécificité la plus visible de ce cours est d'accompagner un cours oral d'un volume horaire très réduit et destiné à des étudiants ayant déjà de solides capacités d'abstraction. Les chapitres 5 et 10, qui concluent respectivement la première et la seconde partie, n'étaient pas destinés à être discutés oralement mais à servir d'ouverture. Même en tenant compte de cela, un grand nombre de concepts abstraits sont abordés en peu de temps et la plupart des exemples et applications sont relégués dans les exercices ; c'est le cas de tous les résultats évoqués dans cette introduction. Il est donc indispensable de se pencher sur ces exercices.

Chaque notion est présentée à la fois par une discussion informelle et par une définition mathématique précise. Il importe de bien faire le lien entre les deux approches. Un autre point crucial est d'être sensible à l'aspect fonctoriel de la théorie, c'est à dire au glissement subtil du centre de l'attention depuis les objets vers les flèches (les applications) entre les objets. Pour prendre un exemple qui, initialement, peut sembler extrême, lorsqu'une variété est incluse dans une autre , il y aura presque toujours quelque chose à gagner en considérant l'application d'inclusion . Une autre habitude importante liée à la fonctorialité est celle de considérer les objets en famille : une famille de variétés est une application telle que chaque est une sous-variété de . On a ainsi une famille paramétrée par . Une famille d'applications des vers une autre variété est une application pensée comme la famille de ses restrictions aux .

Les références standard internationales sur les sujets abordés sont le petit livre introductif de John Milnor Topology from the differentiable viewpoint et le livre de Morris Hirsch Differential topology pour la première partie et le livre de Raoul Bott et Loring Tu Differential forms in algebraic topology pour la seconde. Ces deux derniers livres vont plus loin que le présent cours dans un certain nombres de directions et peuvent ainsi être vus comme prolongements naturels. Le livre de Jacques Lafontaine Introduction aux variétés différentiables est une référence standard en France pour apprendre les bases de la théorie des variétés de façon moins compressée qu'ici.

L'exposition de la transversalité dans ce cours doit bien plus à l'approche de François Laudenbach qu'à celle de Hirsch et on consultera avec profit son livre Transversalité, courants et théorie de Morse correspondant au cours de topologie différentielle de l'X dans les années 90 ainsi que ses notes d'exposé De la transversalité de Thom au h-principe de Gromov. L'exposition de la dérivée extérieure des formes différentielles suit l'excellent livre de Vladimir Arnold Mathematical Methods of Classical Mechanics en ajoutant les démonstrations. La démonstration de la formule de Stokes via le théorème des accroissements finis pour les formes différentielles plutôt que par une réduction à la dimension provient de l'article The missing link de Felipe Acker. La formule de Stokes est aussi l'héroïne du roman La formule de Stokes, roman de Michèle Audin dont on pourra lire aussi l'article Cartan, Lebesgue, de Rham et l’analysis situs dans les années 1920 – Scènes de la vie parisienne. Le livre Algebraic topology d'Allen Hatcher est probablement la meilleure introduction à la topologie algébrique hors cohomologie de de Rham.